A-t-on tué la dystopie ?
La noirceur du miroir
Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours aimé Black Mirror. La série de Charlie Brooker est bien écrite, y compris dans les dialogues. Elle parvient à tenir un propos très juste, et à construire des futurs auxquels on a envie de croire. Elle est une exemplification de cet adage, qui veut que la science-fiction ne parle pas du futur, mais du présent, quand bien même observé au travers du prisme déformant du futur. Elle est porteuse d'un sens aigu de la construction du conflit et du mal-être, et avec son sens de la chute, elle s'assure certainement une bonne place dans la liste de ces œuvres qui auraient pu être du Philip K. Dick, mais qui ne le sont pas.
Et pourtant...
Pourtant, je n'ai jamais réussi à regarder la série en intégralité. Black Mirror me retourne, à l'intérieur. Dans les périodes les plus sombres des premières saisons, il m'a fallu six mois de pause entre chaque épisode. Je me souviens de chacun de ceux que j'ai vus. Là, j'ai encore arrêté pour une durée indéterminée, jusqu'à ce que je parvienne à y retourner.
Si j'ai moi-même écrit des nouvelles déformant le présent pour mettre en exergue les travers de notre usage technologique, au moyen d'un futur devenant abominable, j'en viens aujourd'hui à me demander si nous ne sommes pas allés trop loin. La dystopie, un sous-genre parmi d'autres, est-elle devenue, malgré elle et malgré nous, un piège dont nous n'arrivons plus à sortir ? Peut-on encore construire un imaginaire au-delà ?
Ces designers qui citent Le Guin
Amazonies spatiales a été une école formidable pour parvenir à penser au-delà de la dystopie. L'exercice d'utiliser le dialogue scientifique pour produire un récit positif de l'exploration spatiale à l'horizon 2075 a été formateur. Il a apporté des réponses, mais a surtout soulevé beaucoup de questions.
Tous les amazonautes ont répondu à ce défi à leur manière. De mon côté, avec L'Autre Rêve, j'ai parfois l'impression d'avoir, sinon contourné le problème, au moins trouvé une échappatoire. À moins que ce ne soit justement ça, d'imaginer un futur positif : trouver une échappatoire.
Très récemment, j'ai trouvé une relance de cette réflexion qui m'habite depuis l'année dernière à un endroit assez inattendu : dans le milieu du design.
Un défaut courant de notre imaginaire limite souvent la notion de design à la création de mobilier aux lignes épurées. Pourtant, le design, pris dans le sens plus général de conception, s'intéresse à de nombreux domaines ou sous-domaines, du design graphique au design éditorial, en passant par… le design prospectif.
Non, la science-fiction n'est pas la seule discipline à interroger le présent en s'intéressant au futur. En tentant d'anticiper nos besoins, nos usages, nos comportements, nos outils ou nos relations sociales, le design prospectif et ses sous-branches jouent, à leur manière, dans la même cour.
En 2021, le programme SpeculativeEdu interrogeait la pratique du design, en particulier du design prospectif/spéculatif. Le résultat de cette recherche se décline en articles, dont il est possible de télécharger la compilation sous forme d'u livre, intitulé Beyond speculative design : past, present, future (Au-delà du design spéculatif : passé, présent, futur). Tout son contenu n'est peut-être pas pertinent pour la science-fiction. Néanmoins, certains passages entrent clairement en résonance avec ce que j'évoquais plus tôt :
« Le design spéculatif pose la question du futur et offre des alternatives essentielles pour le monde d'aujourd'hui, mais plus important encore, pour le monde de demain. [...] À travers l'imagination et son approche radicale, et en utilisant le design comme médium, la pratique spéculative inspire la pensée, ouvre la conscience, examine, provoque des actions, ouvre la discussion et la possibilité de fournir des alternatives. »
[Ivica Mitrović, Julian Hanna, Ingi Helgason, An overview of speculative design practice]
La possibilité d'ouvrir des chemins de pensée alternatifs, voilà qui nous ramène à l'exercice d'un imaginaire au-delà de la dystopie. Il semble également que le design spéculatif souffre des mêmes travers pro-dystopie que la science-fiction. Dans l'introduction du dossier, Auger, Hana et Mitrović évoquent cette critique courante, selon laquelle les épouvantables futurs dystopiques que nous imaginons auraient perdu leur capacité à nous surprendre, car réduits à de simples divertissements, d'une part, et mis en place dans le monde réel de façon très courante, d'autre part.
Gavés de dystopie par nos séries et par le réel, l'aurait-on tuée ?
« Comment pouvons-nous inventer de nouveaux narratifs et de nouvelles métaphores qui nous emmènent au-delà des dystopies de Black mirror, des "futurs usagés", de la "netflixisation du futur", et des répercussions apocalyptiques du thriller hollywoodien ? Comment bouger au-delà du spectacle de la dystopie et nous engager dans le monde réel ?»
[James Auger, Julian Hanna, Ivica Mitrović, Beyond speculative design]
Ces designers, qui citent Ursula Le Guin dans ses souhaits de voir la fiction s'intéresser aux sciences sociales autant qu'aux autres, ont le mérite de poser de grandes et importantes questions.
La dystopie est morte, vive la dystopie
Attention. Il ne faut pas voir dans ce discours, ou dans ces interrogations, la moindre prétention. Il ne s'agit pas ici de dénigrer le divertissement, de faire le procès de la dystopie ou des gens qui l'aiment – je l'aime, et j'en écris. Mais plus que jamais, dans un monde post-COVID où les magnats de la tech ressemblent de plus en plus aux méchants de films, où l'écoanxiété fait rage, il apparaît légitime de se demander s'il est possible de concevoir du positif.
Cela veut-il dire qu'il faut arrêter d'écrire de la dystopie ? Je ne le pense pas. Mais je pense, en revanche, qu'il est essentiel de réapprendre à imaginer autre chose, autrement. Ne serait-ce que pour l'exercice. Et sans oublier, sans doute, parce qu'aucun futur n'existera réellement avant d'avoir été imaginé dans un premier temps.
Des news
Soirée au sommet
La soirée de lancement des Amazonies spatiales a eu lieu le 26 avril dernier à la Cité des sciences de Paris. C'était un formidable évènement, pour un livre formidable que vous pouvez continuer à vous procurer dans votre librairie préférée.
Sur place s'est tenu un enregistrement du podcast Mana & Plasma. J'ai hâte de pouvoir vous faire écouter le résultat (j'ai eu ce privilège en avant-première, et je peux vous dire que l'équipe du podcast a assuré, autant que les autrices et auteurs qui se sont prêtés au jeu).
Du plasma et des jeux
Si vous avez manqué notre intervention aux Intergalactiques de Lyon, vous pouvez écouter notre table ronde sous forme d'un épisode de podcast.
Comédie du livre
Le weekend prochain (17-19 mai) je serai présent à la Comédie du Livre de Montpellier, pour une interview consacrée aux Amazonies spatiales. On se retrouve là-bas ?



